Debord et Bourdieu ont jeté un sort sur la petite bourgeoisie intellectuelle. Et il faut voir dans une certaine frange celle-ci, portée aux effusions métaphysiques, l'expression d'un désensorcellement qui n'en finit pas. Intoxiquée à la critique sociale spéculative, elle donne l'impression d'avoir besoin de raisons toujours plus précises pour haïr ce monde, quand il ne s'agit pas d'accumuler de nouveaux motifs toujours plus renversants les uns que les autres. Pourtant les armes critiques ne manquent pas. Est-il besoin d'en forger de nouvelles alors qu'on ne sait pas user de celles dont on dispose déjà ? Qu'attendre d'un raffinement du jugement ? Nous savons que les capitalistes se goinfreront jusqu'au bout et ne nous dételleront jamais de leur propre chef. Nous savons qu'il n'y a pas de temps morts pour les dominés, ni de lieux sûrs pour qui s'écartent des normes, pédés, gouines, trans, freaks, fainéants congénitaux... Avons-nous besoin de lumières supplémentaires ?
En 1977, le dramaturge Heiner Muller fait ses adieux au didactisme brechtien : ses pièces ne sont plus destinées aux masses mais au théâtre seul. La critique sociale spéculative ne va t-elle pas dans la même direction en devenant une critique pour critiqueur ? Néanmoins, on peut lui prêter une autre fonction et imaginer qu'elle est là pour entretenir une flamme bien fragile. Nous héritons, en effet, d'une des principales tares de la petite bourgeoisie : nous ne savons pas bien diviser le monde en deux. On a pu bruyamment simuler ce savoir en bas-âge, mais le rang a été retrouver. Nous jouissons trop bien de notre situation matérielle. Notre lien authentique à la misère du temps est fatalement éthique et par là nécessairement rare, facilement insincère. Le plus souvent le ressort réel de nos blâmes vient d'une absence de reconnaissance par plus important. Nous mériterions meilleure place. Les relances spéculatives du litige ne sont donc pas à négliger ou à dénigrer en ce qui nous concerne. Plus qu'un forme de pornographie critique soutenant une libido irae chétive, on peut les considérer comme des sermons subtils pour tenir alertes nos âmes trop sophistiquées ou trop équivoques.
Reste que, au-delà de nos cérémonies de réenchantement dans les cercles magiques de la raison, la question pressante est de savoir où placer ces charges dialectique et comment rendre leur négation toujours plus déterminée. L'âpre tâche n'est pas le fait de clercs flottant au dessus de l'abîme mais d'intellectuels organiques étreignant pour peu de gloire la rugueuse réalité. L'immanence de l'opération critique est une exigence qui concerne aussi bien la situation sociale de celui ou celle qui la réalise : pour qui, avec qui, où et pourquoi ?

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