8.
Ainsi chaque époque se constitue autour d’une orthodoxie. Elle érige les règles non pas seulement d’un « bien pensé », mais bien plus d’une pensée « moyenne ». D’une pensée commune et donc obligatoire ne serait-ce que pour s’exprimer. Les règles d’un groupe ordonné et ordonnant : un ensemble installé qui nous donne corps. Non pas tant un corps légitime mais essentialisé. L’orthodoxie peut donc évoluer selon les révolutions ou les restaurations, mais elle est et restera l’hégémonie constituée et constituante de toute une génération. Toute pensée hétérodoxe est ainsi vouée à se développer en miroir de son orthodoxie. Alors qu’elle tend toujours de s’en échapper, elle risque à son tour de la remplacer. On ne pense jamais par-delà, toujours en deçà. Si la marque par excellence d’une pensée réellement critique est, de fait, sa démarque1, alors elle devient donc impossible au moment de l’actualité qu’elle dénonce. De fait, la tragédie de toute condition critique est de ne pas choisir son époque et donc de devoir penser avec elle.
8-bis.
L’orthodoxie peut être qualifiée de pensée « moyenne » en ce sens où elle est relative à la survie. Non plus peut être exclusivement celle de l’espèce, mais plutôt celle d’un système – celui, bien sûr, auquel elle se consacre et qui la préserve. Dans un tel raccourci (correspondant autant à une histoire des idées qu’à une histoire des comportements), il faut noter que souvent les ruptures cachent avant tout des continuités. La domination de quelque uns sur beaucoup d’autre en est une. Il ne faudrait pourtant pas s’y réduire. Ce qui s’avance dans l’orthodoxie est tout aussi sinueux et sourd que nos inconscients et nos ressentiments quotidiens. La santé mentale d’une société dépend fortement de celle de ses propres composants. Aussi, « moyenne », ici, n’est pas qualitatif mais quantitatif. Comme nous le verrons plus bas, ce qui est dit depuis l’orthodoxie, comme ce qui est dédit depuis l’hétérodoxie, passe par le laminoir des réalismes. « Toute idée est rendue plus grossière, plus plate, et se déforme à mesure qu’elle chemine dans le monde. Le monde qui s’en empare le fait en fonction de ses propres connaissances et de ses propres besoins. Dès qu’une vision se transforme en une institution, des nuages de poussière la recouvrent, brouillant ses contours et ses contenus. L’histoire des idées est une histoire des malentendus »
9.
En dehors même des instances médiatiques, depuis chacun d’entre nous, depuis chacune des consciences empêtrées dans l’urgence du monde, l’orthodoxie s’organise comme un « bourbier » qui enlise la critique. « Tout se passe comme si une autre langue s’exprimait dans la parole. Cette autre langue n’est pas la langue qui conditionne l’exercice de la parole et enrichit le sens commun mais la « langue du vainqueur », que tout le monde y compris les « vaincus », adoptent sans y penser »« L’intellectuel » en tant qu’idéologue, en tant que résultat solidifié et culminant, précipité du « bourbier », est la jonction souhaitée de notre société moderne entre la philosophie et la politique. Pour l’orthodoxie, son rôle est éminemment militaire : il attaque ce qui émerge et défend ce qui perdure. Depuis une large tradition professionnelle et culturelle, il s’assigne le droit de penser, non comme « un porc », mais comme un esprit. La matérialité de l’agir n’est chez lui qu’un indice falsifié de la schizophrénie qu’il s’inflige à séparer la théorie de la pratique.
11.
Le summum du paradoxe aura été d’avoir confisqué un usage universel – penser – par le biais de sa technicité. La « théorie » en tant qu’activité productive est dégradée par l’intérêt d’une coterie qui a confisqué une donnée psychologique et physiologique commune à l’ensemble de l’espèce, pour la réduire à une activité spéculative et détachée de toute sa quotidienneté. Le capitalisme aidant, l’économie, constituée en économie politique, transforme la théorie en capital comme pour tout travail qui se respecte. Elle confisque sa valeur d’usage pour la cantonner à sa valeur d’échange. Pour son accumulation, on a constitué des castes continues de scribes, de clercs, d’intellectuels, de chroniqueurs et de « nouveaux » philosophes. Ils amassent et distribuent au moins disant l’autorisation ou l’interdiction d’être écouté.

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire